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De l’illusion du réel - Jean-Adrien Zeugue

Par Philippe Milbergue
[Extraits]


Voici un extrait de la post-face que notre ami Jean-Adrien Zeugue a consacré àL’ANAMNÈSE, roman de Philippe Milbergue que nous publions pour le 15 Décembre.

"L’ANAMNÈSE c’est d’abord un geste d’écriture. Un don. Un acte où écrire, transcrire, au sens où Antonin Arthaud pouvait comprendre l’homme écrivant comme seul médium entre raison ou irraison, poser des faits exacts, exacts puisque le fantasme appartient toujours au corps désirant, exacts parce que racontés et mis en scène pour être ressentis comme narrativement biographique, qu’ils le soient ou non importe peu, exacts enfin parce qu’ils entrent en résonance avec la petite histoire collective d’une époque (la petite fille de Mexico), tend àcomposer un « autre  » roman.

Car il s’agit bien d’un roman, même s’il n’a rien de romanesque – mais existe-t-il une seule définition, un seul imaginaire du romanesque ? Le « romanesque  » est-il vraiment indissociable du merveilleux ? Ne peut-on pas inventer un « romanesque du quotidien  » qui ne soit pas du « roman réaliste  » * ? – . Oui, il s’agit bien d’un roman, spiralé et fragmentaire où le lecteur est placé dans l’œil du cyclone, le pôle de la spirale, entraîné dans cette dépression àvoir chacun des fragments s’animer, se mettre en vie, comme autant d’écrans où les images parfois se superposent. Où au plus haut est le plus large. La narration, les narrations s’étoffent, se développent, se courbent et se recoupent, mouvement de balancier, comtoise qui compte et recompte ces minutes de vie d’insignifiance qui trament toutes vies.

Oui encore ! Il s’agit d’un roman qui prend naissance dans le flux continu entre mémoire vive et mémoire de masse, un roman synaptique, écrit, brossé plutôt, comme brosse Signac le « Château des papes  » où l’approche par le point distinct crée l’illusion d’un ensemble, comme brosse Hilaire ses lumières, sombres, parfois si sombres et pourtant transparentes, brossé donc de matières brutes, organiques, transfigurées par les rehauts constants des Amoris Memories.

L’amour, ou plutôt, la « mémoire liée à », quel que soit le lien, « mémoire-liée à » comme un seul mot, un seul concept, pour la distinguer de la seule mémoire non subséquente, cet amour làest le premier thème de L’ANAMNÈSE, le fil conducteur de l’oubli et/ou du souvenir. Selon l’endroit du balancier. Selon l’éloignement du sujet. Ce qui reste, tenu, fondamental, l’autre, l’image de l’autre, sa métamorphose et l’idéal fantasmé. Philippe nous entraîne dans ce dédale où le narrateur passe et repasse, sans trouver la sortie, sans la chercher peut-être, et chaque passage épaissit l’amour, le reformule, remplit ce « corps sans organe  ». Oui, dans ce triangle où l’advenir et le devenir sont les socles et l’être la pointe, l’amour – devrais-je dire le « désir  » ? – est la tension, une tension non historique, non discursif, non romanesque, tension des corps où « la vérité de la vie est dans l’impulsivité de la matière  » .

Cette idée de la non historicité de l’écriture parcourt l’ensemble de l’œuvre de Philippe Milbergue qui écrivait déjà, au début des années ’90 :
« Tends ! Qu’importe vers qui tu tends ! Ne sois ni arc, ni flèche, ni corde, juste la tension ! Que tu donnes ! Donne ! Donne ! Et tu pourras dormir.
« Parle ! Qu’importe vers qui tu parles ! Ne sois ni phrase, ni verbe, ni mot, juste la tension ! Juste l’idée... Et je pourrai dormir.  »

* Même si Michael Sheringham pense, àl’instar de Walter Benjamin, que « le roman n’est pas un bon conducteur de quotidienneté  » (« Le romanesque du quotidien  », in Le romanesque sous la direction de Michel MURAT et Gilles DECLERQ - Presses de la Sorbonne Nouvelle – 2004), je suis, pour ma part, plus dans la « ligne  » de R. Barthes qui écrit « Le romanesque est un type, ce n’est pas, ce n’est plus un genre. Et l’idée d’une "erratique de la vie quotidienne" est très juste et très belle. Très juste parce qu’elle nous fait reconnaître le discontinu fondamental de notre vie mentale ( …) Et très belle parce qu’elle peut produire, en écriture, en musique, en image, des formes brèves d’un grand éclat : des phrase, des aphorismes, des stances, des "anamnèses", des "épiphanies" comme disait Joyce, àla rigueur de courtes, comme on en trouve chez les penseurs orientaux, mais non une histoire, un destin  » (« Texte àdeux (parties)  » (1977) - Seuil, Å’uvres Complètes Tome 5 – p. 385/386). Ici Roland Barthes introduit la notion d’anamnèse comme structure possible d’écriture et lie cette anamnèse àun certain quotidien qui serait non historique. On est, il me semble, en plein dans le sujet de « l’illusion du réel  ».


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