« La vie privée ne saurait servir de preuve  »
Brice Parain
J’étais adolescent, élève-maître à l’École Normale de Versailles. Avec quelques amis nous avions créé une de très modeste revue de poésie (« Perspectives  » !) qui nous valait régulièrement les quolibets de nos condisciples de l’internat. Un jour, nous recevons de Belgique un recueil de poèmes d’un inconnu (mais nous ne connaissions pas grand monde dans la vie poétique d’alors même si je fréquentais régulièrement Philippe Soupault). Le recueil était préfacé par Paul Gilson. Il s’intitulait : « Ce manteau de pauvreté  ». La dédicace était ainsi rédigée : « à Monsieur Roland Nadaus, en hommage sincère, Jacques Izoard  ». Qu’un poète liégeois condescendît à envoyer son recueil à une revue de potaches tirée à quelques dizaines d’exemplaires sur un duplicateur à alcool me parut miraculeux. Mais le vrai miracle était le recueil lui-même et son auteur. Le recueil parce que Jacques Izoard y annonçait toute son oeuvre à venir, même si ces textes étaient plus prosaïques et lyriques que ce qui allait suivre. L’auteur, par ce que Jacques, par son geste, disait toute cette humilité et cette humanité que, par la suite, j’allais découvrir. Et depuis, ce « vers  » de ce recueil n’a jamais cessé de me hanter : « Je ne me suis jamais remis de ma naissance  ».
S’ensuivirent de nombreux échanges épistolaires. Saint-Pol-Roux nous rapprocha tellement que Jacques m’offrit un numéro spécial de sa revue « L’ESSAI  », consacré au « Magnifique  » -grâce à quoi je rencontrai André Breton (mais essuyais le refus d’Aragon retenu… par la réception de son Ordre de Lénine...). Jacques m’invita, à ses frais, à Liège pour y prononcer une conférence sur Saint-Pol-Roux : ce fut une autre première rencontre. Il vint, toujours à ses frais, au théâtre de Montmartre écouter Saint-Pol-Roux à travers ma voix. Ce lien, grâce à un magicien de l’image, fut le ciment d’une relation qui perdura -alors que je demeurais obscur et que Jacques Izoard, soutenu par ses amis de L’Atelier de L’Agneau et par Alain Bosquet (alors critique-pontife de la poésie francophone), grandissait en renommée. Sa parole, elle, grandissait en profondeur... La création de sa revue « ODRADEK  » (du nom kafkaïen d’un objet qui bouge sans jamais se laisser attraper !) fut une borne importante sur ce chemin.
Mais, toujours simple et intime, il ne refusa pas de venir à Guyancourt -alors inconnu village d’ÃŽle-de-France- pour une soirée « Poésie au poing  ». Il y débarqua avec toute sa bande, Eugène Savitskaïa en tête et Françoise Favretto et Robert Varlez -car il était entouré comme un maître qu’on aime. Et on avait raison de l’aimer -et de l’admirer. Je me rappelle avoir distribué dans toutes les boites aux lettres du village et de ses hameaux un poème de Jacques Izoard : un restaurateur aujourd’hui quinquagénaire mais alors adolescent, me récite encore chaque fois que je le vois ce poème reçu comme une grâce …
Puis Jacques est devenu célèbre -et moi bouffé par l’action militante et la vie publique. Nous avons continué de nous écrire, d’échanger nos livres. À chaque fois, pour moi, c’était un éblouissement dont je rendais compte. Pas seulement par amitié -je déteste le copinage- mais par nécessité de reconnaître une Oeuvre en croissance. Oui, une croissance en profondeur : c’est une des dimensions essentielles de la Poésie. Il maîtrisait la concision et l’ellipse comme un grand musicien maîtrise autant les pauses que l’harmonie et le contrepoint. Puis il y eut un grand silence. De pseudo-nouvelles voix (mais nouveau ne veut pas dire neuf !) firent s’extasier des critiques complaisants et oublieux. Et voilà Jacques Izoard copié, recopié, plagié, saccagé, massacré, caviardé -et par des poètes et des poétesses qui l’avaient à peine lu : sur le coup ça m’a écoeuré, et ça me scandalise encore. Mais après tout combien de jeune poètes et poèteuses n’ont pas lu Rimbaud tout en s’en gargarisant...
Il y eut enfin la publication des « Oeuvres complètes  » de Jacques Izoard. Grand coup de chapeau, mérité. Mais déjà caduques puisque déjà incomplètes, Jacques ne cessant d’écrire en avant de lui-même. Lors de notre dernière rencontre au Marché de la Poésie de Paris, je le trouvai très fatigué et presque absent -comme déjà réuni à son oeuvre. L’annonce de sa mort me stupéfia mais ne m’étonna guère hélas. On se pose souvent la question du rapport entre « l’homme et l’Å“uvre  ». Avec Jacques Izoard (comme avec Saint-Pol-Roux) la question ne se pose pas. Poète accompli, homme humain, il prouve que l’oeuvre et l’homme ne font qu’un. La parole est Parole. Incarnation du Verbe. Souffle de chair.
Roland Nadaus
ᾯ
J’assassine un rêve en ouvrant les yeux.
Jacques Izoard… Un nom. Un prénom. Une œuvre. Un homme…
Ce jour là , je cherchais un cadeau pour mon frère et je traînais dans l’allée poétique de « La Réserve  », cet antre qui me ressemble, en regardant les piles, les « dos carrés  », les titres… Il y avait une « masse  » blanche surmontée d’un livre en équilibre où je pus lire, au centre, un grand « I  » surmontant le titre « POÉSIES 1951 - 1978  ». En surtitre, il y avait cette mention : « Å’uvres complètes de Jacques Izoard  »â€¦
Nous étions fin 2006 et noë l approchait. Je ne savais rien de ce Jacques Izoard dont le premier volume trônait face à moi. Je ne savais rien de cet homme qui écrivait depuis plus de cinquante ans et devait, sans aucun doute, puisqu’on publiait son « Å“uvre complète  », être quelqu’un « d’important  », quelqu’un que j’aurais dà » connaître, que j’aurais dà » avoir lu…
J’ouvris le volume au hasard et me mis à feuilleter… Un premier regard sur des strophes courtes, des mots choppés d’un coup d’œil, la main soupesant l’œuvre – dense, lourde –, et je lu :
Buvez ma violence et que le doux temps
Dont l’usure est dans l’horloge
Soit par nos mains purifié.
Or ma langue a pesé la neige
Et la neige a des miroirs fins
Que ma Venise humilie ou abroge.
O mon automne, est-ce ici
Que tu vas consumer ton feuillage ?
En haut de la page, il y avait marqué « Aveuglement Orphée  » comme un renvoi à ma propre histoire. Le texte était présenté « brut  », sans glose. Une évidence. Je ne sais d’où venait cet étrange sentiment d’une Å“uvre familière, je ne pouvais m’en défaire et tournais quelques pages encore pour lire, en lire plus :
Aucun lien n’unit
La parole à l’oubli,
Si ce n’est ce corps
Et son chemin toujours possible
Et son attente infinie.
J’avais mon cadeau ! J’avais bien plus en fait. Je pris le volume I, le II, pour mon frère, puis le II pour moi puisqu’il n’y avait plus de I … (forcément, je le commandais) et rentrais chez moi avec mon « paquet  » à offrir et ce Jacques Izoard à découvrir.
Inévitablement, j’attendis la semaine suivante ; il me fallait commencer par le début. A-t-on jamais vu remonter le temps et lire le dernier avant le premier ? En fait, j’aurais pu. Mais « Aveuglement Orphée  » était dans le tome 1 et je n’avais qu’une hâte : finir ce texte. Ce que je fis. Mot à mot. Vers à vers. Strophe à strophe. Pas à pas comme un promeneur. Non. Un randonneur. Les sentes étaient pleines d’eaux vives, de rochers, de chausse-trapes :
Odradek est mon nom secret. Je pulvérise l’oubli pour descendre sous la terre, sous mon ombre.
Travail sur la mémoire. Anamnésie ! Hétéronymie ! Comment avais-je pu passer à côté ? Il y avait sur cette page blanche noircie de signes une voix, grave, profonde, qui s’élevait et me touchait là où peu m’avaient touché. Une force. Une nature. Une pierre dressée, menhir, indiquant le centre et le cercle. J’étais à cent mille lieux de cela, avant, de cette écriture, ce fluide, de ce regard sur le monde mêlant l’homme à la chair de la terre :
Faut-il toucher la nuit,
Le va-et-vient des loutres
Quand les mains les caressent
Ou cousent la lenteur des sexes ?
Faut-il toucher l’émerveillement
De la mort des oiseaux ?
Jacques Izoard mettait des mots là où j’aurais été incapable de même voir, simplement voir. J’avais déjà ressenti cela avec Philippe Jaccotttet et ses paysages. Je le retrouvais ici, plus loin, dans d’autres pages, avec le canal de l’Ourthe, Liège la nuit. Tout ce que le « bucolisme  » apporte au « romantisme  », s’il faut parler par chapelle…
Mais, plus loin, si la vision du monde est différente, le monde est le même, fait d’éléments qui nous échappent, après quoi nous courrons. Au premier degré, le mien, l’homme et sa grande gueule. Celui qu’on tend à écouter. Celui qu’on montre dans sa beauté, sa nudité, son horreur aussi.
Plus haut, la vision d’Izoard des forces qui l’entourent. Passage de « l’homme complexe  » à « l’homme noyau  » du système atomique qui est notre aujourd’hui, comme l’aurait (peut-être) écrit Edgar Morin, comme Izoard ne l’écrira pas mais le sera, plus tard :
Que commence en furie
Cet éclatement, cette secousse
Qui frappent et secouent
Le corps tout entier,
Le corps empêtré
Dans l’autre corps
Qu’on avait oublié !
Alors, je posai le livre, il me fallait l’apprivoiser si je ne voulais pas m’y noyer. Au pied de mon fauteuil, tous les jours, tous les soirs, je voyais les deux tomes se fondre peu à peu dans mon quotidien. Parfois, j’ouvrais au hasard l’un ou l’autre volume, comme un missel connu par cœur, et lisais un vers, une strophe, à chaque fois brutale, à chaque fois cette descente vers l’ombre de l’homme où l’homme est en miroir.
Evidemment je me rapproche
Des objets que la rouille aime,
Des osselets autour du cou,
Des mots dont on fait les poèmes,
Et de moi-même
Oui, je me rapprochais de moi-même à travers cet autre inconnu quelques temps avant. En marge du « Manteau de pauvreté  », n’avait-il pas écrit : « La poésie est pour moi le moyen de vivre mieux et plus longtemps dans l’épaisseur des choses. Je me sens solidaire des objets qui m’entourent ; plus ils veulent m’éviter, plus j’ai tendance à me rapprocher d’eux.  » C’est ce que je faisais en laissant ces livres à portée de main, je me rapprochais de l’objet poétique. J’y découvrais des récurrences, recueil après recueil. L’eau, la terre, le feu, l’air, éléments telluriques entourant un centre éther qui n’était qu’amour :
Ton corps est fait de chair et d’aube
Et je dois délier tes caresses
Pour que se fasse en toi le pur sommeil
Ton rêve est fait de lourds marais
Où la nuit met sa solitude
Et je dois garder mes gestes
Pour ce jour qui naît de l’ombre
Mais le temps coule au fond du puits
Et des oiseaux sans nombre
Battent des ailes près de ton lit
Le titre de ce recueil « Les sources de feu brà »lent le feu contraire  » me renvoyait au Nord, aux mines, à la forge d’Héphaïstos où l’homme naît de la fusion. Car tout n’est que fusion. Son texte, mon passé. Je commençais à prendre des notes, à la marge, sur cette belle marge laissée par l’approche strophique d’Izoard. J’écrivis des mots & des noms : assonances, rythmes, héritage, parenté (Soupault, Apollinaire, Bonnefoy, Neruda), éloignement (Aragon, Eluard, Maïakovski, Llorca) … Je découvrais des liens photographiques, des instants figés et pourtant mobiles, et je dessinais des courbes entre les mots, des passages d’une strophe à l’autre, sorte de tunnel ou de voies pour me conduire inexorablement vers ce que je croyais être la compréhension de l’œuvre et qui n’était, somme toute, qu’une autre plongée en « terra incognita  ».
J’ai suivi ce sentier débroussaillé par Jacques Izoard. Il avait tourné autour, marché vers, marché avec ses éléments telluriques qui ne le quittaient jamais : l’eau, bien sà »r, cette eau de l’Ourthe qui le traversait, cette eau parfois bleu, parfois vive, la terre, l’air ou le feu qui était colère, comme poings levés ! Chacun de ces éléments m’envahissait, tour à tour, tous en même temps, figure la vie, et me laissait « le goà »t pourpre des cendres / vives en cet été que la mort désagrège  ».
Je t’aimais pour l’ocre
Et pour les ténèbres
D’un lieu fugace,
Celui où tu cachais
Ton étroit talisman,
Où les broussailles mangent
La moindre clarté.
Et je l’ai rencontré !
J’avais le fil, les répons, l’ordre de la parole – car tout n’est que parole –, il ne me restait plus qu’à écrire, à partager ce coup de poing qu’il m’avait fallu attendre plus de quarante ans. Restait seulement la question du comment. Comment écrire ce souffle parcourant le siècle pour m’atteindre ? Comment décrire mon ignorance ? Comment donner tout ce que je venais de recevoir ?
J’aurais pu parler thématiques : l’eau, le feu, la terre, l’air, l’homme, la femme, la ville, Liège, le jardin – ordonné à la française où nu et sauvage de l’abandon de l’homme –, les hiboux, la nuit, l’attente, le feu, l’eau, la vie, le corps, le sexe, l’amour, la poésie, l’enfance, Dieu, les yeux, la terre, l’eau, le feu… A m’y perdre ! Reproduire ces dessins qui, maintenant, griffaient mon éditions. Travailler les « surlignages  » et gloser comme le maître d’école devant l’œuvre qu’il ne comprend pas.
Il aurait fallu alors repérer les occurrences, les allitérations, les liens, les vers où se mêlent, ou se maillent tel ou tel sème :
Le Christ
Le garçon devient le soir
Et le soir s’ensable en cherchant sa proie
Pour quel pour quel désir de feu ancien
Viens-tu dans l’or que j’incendie
O Mercure agenouillé devant moi
Garçon vêtu de soie blasphème
Blasphème ce sosie
Ton sosie attaché à la croix
Mais alors ? Qu’aurais-je fait de plus que classifier l’inclassable ? La poésie peut-elle être ainsi décortiquée ? Peut-on, grâce à une liste d’ingrédients, en reproduire le goà »t ? En connaître la recette ? L’alchimie du verbe peut-elle se résumer à une simple recette ? Non. Je ne le crois pas. Compter les voyelles et les consonnes d’un vers de Mallarmé ne permettra jamais d’en reproduire l’ultime beauté.
Alors ?
Je décidais de vous embarquer sur ce fleuve qu’est l’œuvre de Jacques Izoard. Un fleuve qui traverse quarante ans de tumultes sà »r de sa sérénité, tranquille en ses remous, posé là de toute éternité, quitte à changer de lit, quitte à se raidir, à s’assécher, à plonger sous terre pour apprivoiser son ombre. Un fleuve né de cette eau qui doute d’être l’eau…
L’eau doute
Est-elle eau
La terre écoute
Et le feu souffre
De sa brà »lure
Et cet homme
Est-il homme
Ou le nul impossible ébahi
L’homme est doute
Et le feu souffre
La terre écoute
Et l’eau est-elle au
Thentique
Ce voyage, nous pourrions le faire en calèche, en express – c’est une question de style – mais Izoard l’a décrit en piéton, en randonneur, alors flânons, marchons, avec lui, que nos regards soient du même rythme que le regard qu’il posa sur le monde. Accélérons le pas quand le feu brà »le, arrêtons nous pour humer l’air d’alentour, baissons nous pour comprendre « l’eau sur la main qui franchit la lumière  », couchons nous sur cette terre « aux chemins désireux de tenir l’été trouvé dans les bleus maritimes  », cette terre qui se lie à l’espace, cette terre de boues, de blés, de rocs et de roches (selon qu’elle saigne ou qu’elle tue) et ralentissons nos souffles pour nous souvenir de l’autre, cet autre qui nous ronge et que l’on déploie dans chacun de nos gestes.
Alors ?!
Je serre mon poing
Dans la main d’un autre.
Mon poing à la figure
Mon poing à l’écriture.
Mon poing à la confiture.
Mon poing à l’échancrure
D’un béat corsage.
Je serre les poings
Pour ne point mourir.
Et puis ?!
Accueille en toi le vide
Et de ce vide emplis
Cœur, œil ou ventre,
Et les secrètes cavités
De par le corps entier.
Plus léger que l’air
Parle alors à voix basse.
Le temps s’arrêtera.
J’appris alors la mort de Jacques Izoard comme j’avais ignoré son existence ; avec plusieurs semaines de retard. En fait, ironie, en bouclant les notes pour ce texte. En parlant de lui avec mon frère, du choc que j’avais ressenti, de l’envie que j’avais de le rencontrer, il me dit, doucement : « mais, tu sais, il est mort…  ».
Je suis resté avec ses textes, griffonnés de mes scories, m’emplissant de cette colère qui parcourt ces cinquante ans de poésies, qui glisse le long de l’Ourthe, qui arpente le cœur et le corps de l’homme comme, j’imagine, Jacques Izoard arpentait les rues de Liège, de Rome ou d’Espagne. Que restait-il à dire ?
Tout dire et ne rien dire…
Conter l’enfance
Au fond de l’eau,
Couper les tranches
De la vie enfarinée…
D’émeute en émeute
Hausser le ton.
Et que l’azur éclate !
Oui ! Que l’azur éclate !
Philippe Milbergue
![]() |