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J-P Lesieur : L’animal poètique et ses munitions

Par Philippe Milbergue
[Extraits]


Jean-Pierre Lesieur est une figure emblématique de l’underground poétique  ! Depuis plus de vingt ans que je traîne mes guêtres dans ces sentiers rarement éclairés qui font la trame du tissu littéraire francophone, j’y croise son nom, ses textes, ses chroniques. Aujourd’hui, j’avais envie de vous présenter deux textes extraits de son dernier recueil «  L’animal poétique et ses munitions Â », regard intérieur de l’état de poète. La difficulté, pour moi, a été de choisir  ; chaque texte mérite d’être lu, relu, «  absorbé Â ». La construction des textes, souvent aphoristique, permet de cueillir les idées et d’assembler notre propre «  Ã©tat intérieur Â » face àcette poétique qui nous échappe sans cesse. Car quoi de plus «  délicat Â » que cette poétique qui ne se veut ni prophétique, ni politique, ni bucolique, ni érotique, ni poétique même  ? Cet état de fait qui nous entraîne àl’exposition alors que notre inclinaison serait plus de ne pas être…
 
Juste, pour finir, cet «  Animal poétique… Â » est un «  hors commerce Â ». Vous trouverez toutes les indications pour le commander àla fin des extraits ou sur le site de Jean-Pierre Lesieur (rubrique Liens).
 
Bonne Lecture.
 
BEAT GÉNÉRATION
        
 
 
         Ils ont dansé les poètes. Ils ont dansé avec des filles en haillons, des bohémiennes et des diseuses de bonne aventure, qu’on pendait àleur cou les soirs de liesse dans les villages.
         Le lendemain, au plus tard, ils disparaissaient pour toujours laissant un sillage de rendez-vous que les vieux se racontaient en veillant et vieillissant aux soirs longs de l’hiver.
         C’était un temps de fée carrosse qui roulait sa bosse, tant, qu’elle se faisait appeler la fée Carabosse, allez deviner pourquoi.
         Chaque village en avait un, et ne savait pas le garder, le laissant idiot pour toute éternité, puis l’obligeait àdéguerpir au fur et àmesure qu’on ne voulait plus de bouches inutiles ànourrir et qu’on les envoyait se faire dépendre àl’Agence Nationale pour l’Emploi.
         Ils devinrent INUTILES, les poètes, et se mirent àfaire la route et la manche en même temps, sans risque autre que le fracas des attelages, des ridelles et des diligences, qu’on entendait venir de loin ce qui donnait le temps de garer sa vielle, sa carcasse, ses rimes et ses abattis sur les bas-côtés qui en reverdissaient d’aise.`
         Hélas, peu àpeu, tout changea àl’entour et ils ne se rendirent pas compte, tout occupés àcomposer, césurer, pantoumer, que l’empierrage des chemins se transformait sous eux, que les routes devenaient vicinales (pleines de vices) puis départementales, puis nationales, puis bitumées, puis majeures et grandettes en prenant leur indépendance d’autoroute. Et une autoroute, comme son nom l’indique ça fait ce que ça veut.
         C’est la cause par laquelle, on retrouva de plus en plus de poètes, aplatis, rectifiés, trucidés, àcôté des hérissons, car ils ne méfiaient pas en retraversant d’un bord àl’autre pour accompagner leurs amis àpiquants, qui vivaient dangereusement, très dangereusement.
         C’est comme cela que disparurent corps et bien les poètes de la " beat génération" qui parcouraient les routes et autoroutes américaines aux U.S.A et ailleurs en donnant la patte aux hérissons.
 
 
LE POETE SANS RIEN
Le poète est un et indivisible, comme la première République, qui par la suite s’est beaucoup divisée, en Républiques sÅ“urs, qui sont toutes restées unes et très divisibles malgré tout.
Le poète est tellement UN qu’il finit par être seul, si seul, qu’il dépérit en vivant bien dodu et massivement plusieurs dans le même, quand même, jusqu’àce qu’ils meurent tous autant.
Un poète mort est toujours plus embarrassant que vivant àcause des mots qui se multiplient comme des cancers sans fin qu’on ne sait pas soigner.
Les chambres ardentes ne sont en général pas assez étanches exception faite de celles des hôpitaux psychiatriques où on croit bon de les enfermer pour les laisser mà»rir àla déraison.
Le poète est tellement UN qu’il forme un groupe àlui tout seul c’est ce qui rend particulièrement ardue la tâche de ceux qui veulent faire des manifestes car ceux-ci par essence sont rassembleurs.
La poésie divise, elle divise les poètes rassemblés en autant de factions rivales qui s’autodivisent, s’excommunient réciproquement, s’anathamétisent les uns les autres pour se retrouver comme au début UN.
Non les HUNS n’étaient pas tous des poètes.
Le poète nage donc en pleine ambigüité, en vers libres ou occupés, vers la non communication congrue.
Il semble donc possible, au point de mon discours, de classer les poètes en deux catégories : le poète àmanifeste et le poète sans rien.
Le poète sans rien, et qu’on ne me fasse pas dire ce qui n’est pas, est toujours en puissance de manifeste, soit seul, soit avec d’autres.
Sil est seul il rédige le texte et cherche àfédérer les autres autour.
S’il adhère àun groupe qui travaille sur un manifeste il prend sa place et bosse.
S’il adhère àun groupe qui a déjàun manifeste il s’assoit et ferme sa gueule.
Dans les trois cas les poètes se rejoignent autour d’un organe pour tenter de justifier leurs écrits et imposer leurs conceptions sans terrorisme particulier.
Il redevient vite UN.
Cette coutume de posséder un bel organe remonte aux débuts de l’écriture poétique et ne se pratique pas sans dommage pour l’esprit et pour le reste du corps.
Redevenu un le poète regrette son organe collectif et n’a de cesse que d’en créer un àson image et pour son usage exclusif.
L’ermite, invétéré misanthrope, est le plus beau spécimen de poète sans rien et solitaire qu’on puisse rêver rencontrer.
D’une généreuse noblesse de sentiments et dédaigneusement hautain il se fait de plus en plus rare. Il ne s’abonne àaucune revue. Ferme la porte au nez des photographes, ne lit pas les autres. Ne fréquente personne, excepté quelques pareils àlui-même possédant presses àbras ou rotatives, caractères ou composeuses, papier vélin ou papier venin, et l’art d’accoupler le tout. Il pare la poésie d’un fleuron résistant aux siècles, aux modes, aux autres et aux lecteurs.
Une autre variété, àl’extrême, pontifie ontologiquement, sermonnant que la création est farouchement individuelle, au milieu d’une cour de type papal qui admire sans exclusive et boit les paroles théoriques du mage comme un breuvage de jouvence.
Entre les deux, et je ne sais comment faire un autre classement, circule toutes les ethnies de poète sans rien que l’on puisse souhaiter.
Le poète sans rien qui a quelque chose àdire, mais ne l’écrit pas, parce que sa poésie ne consiste pas àécrire des poèmes.
Le poète sans rien qui toute sa vie a tendu vers un même but : écrire le poème qu’il n’a jamais écrit
 
 
Extrait de
L’ANIMAL POÉTIQUE ET SES MUNITIONS
Jean-Pierre LESIEUR
Ed. GROS TEXTES
c/o Jean-Pierre Lesieur
2149 Avenue du Tour du Lac
40 150 Hossegor
(9 € + 3€ de frais de port)

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