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Deux Rives de Fabio Pusterla

Par Philippe Milbergue
[Extraits]


L’idée, un temps, m’a effleuré  : vous offrir un florilège d’italianerie, un compost de références, une régurgitation de titres … mais vous n’auriez, ni le temps, certes, ni l’envie, peut-être, de les lire. 
Alors, pour illustrer cette Italie invitée, je vous propose de découvrir la post-face de «  DEUX RIVES Â » de Fabio Pusterla (CHEYNE – 2002) qui, mieux que je ne saurais le faire, évoque si bien les liens entre poésies, rythmes et oralités, la difficulté de traduire, de transplanter d’un univers àl’autre et d’atteindre «  une plus profonde vérité de dévoilement Â ».
 
Et comme j’aime autant le travail de Fabio Pusterla que celui de ses traducteurs (merci M. Jaccottet pour vos «  paysages… Â »), laissez-moi vous présenter quelques textes également extraits de «  DEUX RIVES Â ».
 
Entre contrebande et jardinage
 
«  La valeur de la poésie est intrinsèque àla substance verbale Â » écrivait Guiseppe Ungaretti en 1946. L’affirmation était insérée dans un article qui voulait défendre et commenter les traductions des Sonnets de Shakespeare faites par l’auteur de L’Allégresse. Pris dans l’absolu, ces mots pourraient aussi définir le désespoir que tout traducteur connaît trop bien, et qui pousse d’aucuns àsoutenir l’impossibilité ou m^me l’absurdité de la traduction poétique.
 
Eugenio Montale, qui avait un sens prononcé de l’humour et de l’ironie, avait conçu, par sa musique poétique, un piége impitoyable pour les traducteurs, refermé seulement après la mort du poète et rendu public il y a peu (1999) dans un précieux petit volume intitulé Poésie travestie. Une de ses poésies, complexe, a été traduite en arabe par un traducteur sà»r. Puis, le même texte, privé des indications concernant son auteur, a été traduit de l’arabe au français, du français en polonais, et puis encore en russe, en tchèque, en bulgare, en hollandais, en allemand, en espagnol, et enfin de l’espagnol ànouveau en italien. A l’exception du traducteur arabe, tous les autres ignorant la provenance réelle du texte, on peut facilement imaginer le nombre et la variété des modifications qu’a subies la poésie de Montale, avant d’aboutir ànouveau àla langue italienne, quasi méconnaissable. Comme dans le jeu où, dans un cercle d’enfants, un mot est susurré de bouche àoreille, chaque fois estropié, réinterprété, transformé.
 
Les raisons qui semblent justifier un profond pessimisme sont donc très nombreuses et assez concrètes.
 
Et pourtant.
 
Si je pense àmon expérience de lecteur, il me faut reconnaître que les traductions poétiques (et plus généralement toutes les traductions, bien sà»r), ont énormément compté. Aux traducteurs, dont, inattentif, j’ignorais parfois jusqu’au nom, je dois au moins autant qu’aux auteurs de bien de textes qui m’ont enthousiasmé. Pour prendre un seul exemple, je me souviens très bien quel a été le premier livre de poésie que j’ai lu tout jeune. Je l’ai lu pour une raison curieuse :ayant découvert que Bob Dylan avait choisi son nom en l’honneur du poète Dylan Thomas, j’ai cherché àlire cet auteur en utilisant la version italienne alors courante parce que mon anglais ne me permettait pas d’accéder àl’original. Cette lecture a été pour moi d’une extrême importance. Je ne sais ce que j’ai pu comprendre de cette poésie si visionnaire et parfois énigmatique. Mais je sais que depuis ce temps, la dimension de l’expression poétique s’est ouverte pour moi dans toute sa richesse. Il y a quelques années, un ami m’a fait écouter quelques enregistrements de Dylan Thomas qui disait ses propres textes àla radio  : j’en suis resté stupéfait. Ces textes que je connaissais et que j’aimais, semblaient, lus par leur auteur, tout àfait autre chose. Car la traduction italienne que j’avais en mémoire, celles lues par la suite et enfin mes tentatives pour lire directement les textes anglais, essayant de suivre les métamorphoses baroques et vertigineuses des images – toutes étaient privées, totalement ou partiellement, de leur aspect rythmique. Lequel, àla lecture en anglais àhaute voix, paraissait absolument central  : telle une onde régulière, haute et solennelle, où le tourbillon des images rejoindrait un ordre profond.
 
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* *
 
la traduction poétique est parente de la contrebande et du jardinage.
 
De la première, elle partage le risque, l’illégalité, le secret paradoxe. Le contrebandier enfreint une règle, franchit une frontière en cachet, se défie des gardiens de l’ordre  ; pourtant, son activité illicite est un effet – et aussi une garantie – de l’existence de cet ordre, de ses frontières. Dans un monde nivelé et aujourd’hui, peut-on dire, globalisé, les traducteurs/contrebandiers ne seront peut-être plus nécessaires. Ce monde ne me paraît pas envisageable et je préfère l’aventureuse imperfection des traducteurs àla monotone uniformité de la langue unique et parfaite.
 
Et voici pour le jardinage  : on prend une plante, on protège sa croissance, on l’observe, on l’admire  ; et on la transplante délicatement avec la peur que cela échoue, que les racines ne prennent pas, que le terrain ne soit pas accueillant, son exposition au soleil mauvaise, l’irrigation excessive ou insuffisante. Elle était née, elle avait grandi ailleurs, dans un système différent, inscrit dans chacune de ses molécules, visible dans chacune de ses feuilles. Saura-t-elle s’adapter àla nouvelle situation, bourgeonner, se reproduire  ? Se liera-t-elle d’amitié avec les autres végétaux qui maintenant l’entourent, en un mélange de curiosité et de méfiance  ? Telles sont àpeu près les craintes et interrogations du traducteur.
 
Todorov écrit (Mémoire du mal, tentation du bien)  : «  il en va ici des historiens comme des romanciers et des poètes  : l’indice qu’ils aient atteint àune plus profonde vérité de dévoilement est dans l’adhésion de leurs lecteurs, proches ou lointains, présents et postérieurs  : le critère ultime de la vérité de dévoilement est intersubjectif, non référentiel. Â » La traduction, contrebande ou transplantation, peut-elle contribuer àcréer l’adhésion dont parle Todorov  ? Malgré toutes les difficultés évoquées, on peut espérer, et même croire – je repense lààmes lectures – que parfois la traduction y contribue  : le texte traduit, soustrait, au moins provisoirement, au contexte auquel il appartient, se lit alors de manière différente  ; ces lecteurs autres ne le mettent pas forcément en relation avec leur «  histoire littéraire Â » et, le cas échéant, tentent de l’interpréter, d’en vérifier la pertinence et la nécessité, àla lumière d’une histoire littéraire différente, d’une tradition différente. Sera-t-il en mesure, ce texte poétique qui provient d’une autre dimension culturelle, de survivre àla transplantation, et réussira-t-il àparler encore àdes lecteurs si lointains  ? Si oui, le mérite en reviendra certainement au traducteur. Cependant, même une excellente traduction ne pourrait suffire si le texte ne recélait pas assez de ce Todorov appelle «  vérité plus profonde de développement Â ». Non seulement pour le traducteur, mais aussi pour le texte, la traduction constitue ainsi une rude épreuve. Ce n’est pas rien que de la surmonter.
 
C’est ce que je me dois de dire, avec gratitude et avec crainte  : la gratitude va àPhilippe Jaccottet et àBéatrice de Jurquet qui ont tenté de traduire quelques-uns de mes poèmes et qui l’ont fait si bien  ; la crainte en revanche ne concerne que moi, et ce que j’ai écrit.
 
Fabio Pusterla
 
 
Trad.  : B. De Jurquet & P. Jaccottet
“Abbiate cura degli argini,
se ancora lo potete. Custodite
i muri, i confini fragili.
Oltre è paura, e furia.â€
«  Prenez souci des digues,
si vous le pouvez encore. Surveillez
les murs, les fragiles frontières.
Au-delà, c’est la peur, et la fureur. Â »
 
 
Trad.  : B. De Jurquet & P. Jaccottet
“Véra muorte. Tu dormi,
force sogni.
Lampi. Nient’altro,
L’onda sullo scoglio.â€
«  Véra meurt. Toi, tu dors,
tu rêves peut-être.
Des éclairs. Rien d’autre,
La vague sur l’écueil. Â »
 
 
Trad.  : B. De Jurquet & P. Jaccottet
“non ho permesso a nessuno
di seguirmi fin qui.
Mai potrete sapere
Che strada ho fatto o smarrito.
Musiche sorde
Di trapano e scintille mi guidavano.â€
«  Je n’ai permis àpersonne
de me suivre jusqu’ici.
Vous ne pourrez jamais savoir
quelle route j’ai faite ou j’ai manquée.
Des bruits sourds
de trépan, des étincelles me guidaient. Â »
 
 
Trad.  : B. De Jurquet & P. Jaccottet
“Di chi è passato di qui
rimane poco o niente :
qualche goccia,
forse, sopra une foglia,
il movimento di un ramo.
O è solo il ventoâ€
«  De qui est passé par ici
ne reste rien ou si peu  :
quelques gouttes
peut-être, sur une feuille,
le mouvement d’une branche.
Ou bien seulement le vent. Â »
 
Extrait de «  DEUX RIVES Â »
de Fabio PUSTERLA
Traduction Béatrice de Jurquet & Philippe Jaccottet
Edition Bilingue
Collection «  D’UNE VOIX L’AUTRE Â »
CHEYNE Editeur 
 

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