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INTROÃ T

Par Philippe Milbergue
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A la toute fin des années 70, début des années 80, je traînais souvent du côté d’Anglet. De là, nous écumions les fêtes d’Irun, de Pampelune où d’ailleurs. J’y découvrais le Tinto Rosso, la vie en bande, les réveils douloureux. Nous étions une vingtaine àchaque virée  : des basques, pour la plupart rugbymans, des Biarrots – ce n’est pas incompatible  ! –, quelques filles et moi, le néophyte adopté … allez savoir pourquoi…
 
Parfois, nous descendions jusqu’àBurgos où je vis des filles se promener deux par deux, trois par trois, tournées sous les arcades, et les garçons, deux par deux aussi, tournés dans l’autre sens. Les «  rendez-vous Â » s’échangeaient parfois lorsqu’ils se croisaient, des «  rendez-vous Â » au bout de la nuit, àl’heure de l’alouette…
 
D’autres fois, nous poussions jusqu’àMadrid rejoindre la frénésie de cette ville. Nous y arrivions, après des heures de route àtravers des champs où seuls émergeaient des publicités noires en forme de taureaux, pour une nuit, parfois deux…
 
Nous passions d’une cave àun cabaret àune rue où nous buvions debout àune fontaine où l’un d’entre nous prenait une guitare àun coin de porte où, parfois, un flirt naissait àune cave où nous pouvions nous endormir … avant de recommencer…
 
C’était vif, rapide, avec quelque chose d’irréel comme un mouvement de cape cherchant àparer un coup de vent (dans les deux sens du verbe, bien sà»r  !). Nous avions vingt ans ou presque et chantions àtue-tête «  la fille du coupeur de joints Â » ou «  Alligator 427 / Je vous attends Â » histoire d’emmerder les bourgeois qui, bien sà»r, s’en foutaient. Et puis, quand la nuit venait àmourir, la voix de Javier, quasiment silencieuse tellement elle était basse, nous soufflait du Neruda  :
 
Entre morir y no morir
Me decidí por la guitarra
Y en esta intensa profesión
Mi corazón no tiene trega.
 
Porque donde menos me esperan
Yo llegaré con mi equipaje
A cocsechar el primer vino
En los sombreros del otoño.
 
Tout était dit alors. Le texte, repris, polyphonie franco-espagnole, ritournelle obsédante, donnait un but, un sens ànos vies  : le parti de la guitare  ! Nous étions dans cette mue où la mort de Franco ouvrait toutes les destinées. L’Espagne ne serait plus celle de Semprun, de l’exil et des garrots, mais celle d’Almodovar, de l’anamnèse et du vivre vite.
 
Sans doute, dans ces nuits madrilènes, entre morir y no morir, l’idée d’un requiem hispanique est né, puisqu’il faut bien trouver le repos. Où peut-être ce thème m’est venu bien plus tard, pour d’autres raisons…
 
Je ne sais plus.
 

«  Introït Â » est extrait du cycle REQUIEM. Elle a été publiée par la revue RICERCARE en 1993.
 
EXTRAIT  :
Carnie dansait entre les hommes pour qu’ils boivent et oublient le prix des verres. Ses doigts dessinaient des cercles , des traits sur son corps, effleurant son ventre, cassant ses reins, caressant l’intérieur de ses cuisses jusqu’àtendre son string et pointer ses seins nus. La lumière, toujours plus crue, la lumière démarquait ses hanches et leurs ombres mouvantes et déliées attiraient les pauvres rêves des habitués de la boîte. Fatiguée de leurs regards, des barreaux de la cage, elle attendait la fermeture. Presque àcontre rythme, ses bras se jetaient le long de son buste àchaque accélération puis, lentement, elle fouillait la salle et envoyait aux derniers clients un baiser-papillon, une bouche sur deux doigts qui s’envolent. La mélodie allait s’éteindre et la jeune femme et sa prison glisseraient dans les drapés du rideau de scène. Il était quatre heures.

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